Polliniser en Seine Saint-Denis ou l’art de se conjuguer au pluriel du vivant

© Olivier Darné

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Chapitre 3. L’estomac social et l’invention du «Service public de pollinisation»
Pour les abeilles, le miel est une « assurance vie ».
Une concentration de nécessités et de réciprocités. Combinaisons de la nécessité animale de trouver dans la fleur sa subsistance et une obligation de survie qu’à le végétal à trouver dans son environnement un tiers pollinisateur lui assurant sa reproduction.
Transformant ensuite « l’énergie miel » en chaleur durant l’hiver, le miel, n’est rien d’autre que la solution de stockage de l’énergie du soleil de l’été, restituée doucement par les abeilles dans la ruche durant l’hiver jusqu’au printemps suivant… le miel devenant alors une liaison entre l’espace et le temps.
Ma rencontre avec les abeilles a été déterminante sur ma façon de voir et de lire le monde, d’y prendre part et de saisir l’ampleur de cet éloge véritable de la complexité dont elles nous témoignent.
Sans que la ruche soit un reflet de la ville je considérais dès le début de mes recherches que la ruche serait un superbe moyen d’enseigner et de renseigner notre façon de lire et de penser la ville.
En prenant via les abeilles un peu de hauteur et grâce au pas de coté que nous aide à faire l’art lorsqu’il nous embarque, les perspectives sont plus claires, l’interprétation plus évidente. 
J’ai alors cherché une combinaison, à la croisée de mes émerveillements, liée à la fois à l’observation de la nature et à mon travail artistique.
  

©  Olivier Darné

Le « biais » qui en résulte met alors en relief nos absurdités. Nos drames relationnels à la nature sont amplifiés ; sous nos yeux, l’absurdité humaine baigne dans son sang.
La combinaison art et nature permet de lire dans nos vies, les perspectives sont plus claires, l’interprétation plus fine, les lignes de vie apparaissent, leurs ruptures aussi. L’ensemble sera mon chemin de transhumance, une transhumance de questions.
En témoigne une des innombrables leçons qu’elles m’ont données sur la mobilité et la notion de bien commun. En effet, en passant perpétuellement du dedans au dehors de la ruche, je découvrais que les abeilles n’ont paradoxalement de mobilité que par leur centralité. Il leur faut un centre pour tourner autour.
En découvrant également que l’abeille si légère était un véritable « cargo » pouvant transporter jusqu’à dix fois son propre poids, elle me donnait mon premier cours d’anatomie politique.
Je lui découvre aussi l’existence d’un double estomac. Un pour elle, un pour l’autre, l’estomac de la collectivité.
Véritable « estomac social », son jabot, moyen de transport d’un nectar commun à la ruche, n’a de destination que la maison commune, le destin collectif, le ventre de l’autre, le corps politique, celui qui nous manque tant.

Et si le miel permettait bel et bien d’ajouter à la ville une dimension nouvelle ? Et si nous ajoutions alors à l’horizon urbain la saveur complexe du paysage et si plus important encore que le miel nous mettions en avant la valeur de la pollinisation comme une nouvelle définition du commun urbain ?
Ajoutant au miel, la partie invisible du miel je découvrais alors et par découvertes successives, l’importance vitale de ce service gratuit qu’est la pollinisation.
Le miel c’est bien, mais que la vie c’est mieux… le « Service public de pollinisation » était né.

Chapitre 4. Le brassage des pluriels, l’éloge de la complexité
Tacher d’être à la hauteur de l’enseignement de la ruche est un gage. Les leçons et apprentissages que les abeilles m’ont donnés durant près de 25 ans ont changé ma vie et ma perception du vivant en m’y reconnectant pleinement par le corps physique, spirituel et politique. Je les remercie chaque jour que j’ai les yeux dans le ciel ou les mains dans la terre, de m’avoir appris à penser en écosystème, « en relation », à « penser abeille ».
De fait il a s'agit par étape, année après année, à leur côté, de désapprendre le « savoir » des hommes pour apprendre à repenser, comme elles, le temps, l’espace, l’invisible et les ressources des géographies et des histoires du monde vivant qu’elles prospectent.
Ce faisant c’est mon « tout » qui fut transformé à leur rencontre, réinitialisé, reformaté à la matrice et à la patience des saisons, celle du monde vivant devenu anthropocène, et parfois déjà mort.
    

© Olivier Darné

Révélatrices des périls et des urgences d’un monde trop humain pour être honnête, elles m’ont offert une seconde vie et m’ont aidé à réorganiser mes priorités dans un monde devenu dans l’intervalle parfois trop urbain pour être tenable.
De la même manière que l’on se relève et que la vie se révèle après un accident « mortel », comme dans une seconde vie, elles m’ont appris à 25 ans à lire, relire et relier les complexités et interactions du vivant, à tisser de nouveaux liens au temps et à l’espace, à espérer une pluie soudaine, anticiper une baisse de température, choisir une orientation au soleil, repérer un manque de pollen, ou une fièvre d’essaimage.
Elles m’ont indiqué saison après saison la voie d’un « art de la relation ».
Cette voie je l’explore à présent, comme créateur et gardien d’abeilles libres et mortelles, année après année, projet après projet, à tâtons et à convictions, en faisant glisser les questions, les sujets et les réponses, vers une nouvelle époque, celle d’une réinvention nécessaire. Celle des fondamentaux du vivant, celle des lois premières de l’universel de la nature, du commun, de l’autre, de l’ouvrage pluriel et des solutions collectives, de l’éloge de la complexité, du brassage.
Dans l’intervalle ou plutôt juste avant le générique de fin, les solutions devront s’inventer à la croisée des mondes, des disciplines et des vocabulaires. Les cortèges d’experts, diagnostiqueurs du monde perdu, devront passer la main aux inventeurs des nouveaux mondes. Les yeux embués d’utopie et de naïveté forcée et volontaire s’envisage alors la création d’une nouvelle ère, une période d’un âge et d’une épopée nouvelle : Apis Sapiens.
Un véritable âge du miel, l’âge du mieux (son pluriel) âge du faire et du refaire pour des hommes aveuglés de s’être trop rapidement crus éblouissants.
Dans cet intervalle en 2011, j’imagine ZONE SENSIBLE à Saint-Denis comme un territoire de recherches et de passages à l’acte, un lieu « grandeur nature » dessiné et pensé depuis 2018 entre NATURE+CULTURE+NOURRITURE pour artistes, chercheurs, agriculteurs, cuisiniers et habitants …
Finalement l’abeille, animal social et politique par excellence est devenu mon animal totem et mon bâton de transhumance. En m’emmenant voir ailleurs si j’y étais, elle a décousu puis retissé mes relations aux espaces et aux saisons, me les faisant traverser:
du neuf trois au Japon,
en passant par des villages de potiers en Tunisie,
Nantes, Marseille, Montreuil, Grenoble, Paris,

Genève, Arles, Londres, New-York, Saint-Denis,
Utrecht, Roubaix, Oberursel, La Haye,
Aubervilliers, Epinay sur Seine, Oslo
ou encore des villages d’apiculteurs au Burundi
Si repenser le monde nous oblige à le traverser, on constate que la marche du monde a consisté dans nos dernières décennies à le penser en marché. Un marché unique et sans frontière, qui n’aurait d’admirable et d’universel que la standardisation de sa pensée monolithe au dépit de ses humanités. Marché globalisé, simplifié et décomplexé, qui supprimerait la beauté et la biodiversité culturelle du monde, celle des gestes, des saveurs, des coutumes, des abeilles, des rituels et de nos regards amoureux pour les différences de l’autre, remplacées en à peine trois générations par une bouillie mondialisée, standardisation d’une pensée monoculturelle : l’Eco sapiens.
Les abeilles et la pollinisation en éloge de la complexité du monde, offrent à qui prend le temps de les lire et de les écouter une ode aux croisements, aux hybridations, aux fécondations réciproques. Celle du désir autant que du besoin, du devoir autant que du plaisir.
En participant à la fécondation du vivant, en réalisant cet accouplement perpétuel mécanique et spirituel qu’elles assurent au sein des espèces et des espaces, à transférer le sperme des fleurs elles deviennent dans nos ciels terrestres, la flagelle du spermatozoïde qui féconde et assure le mouvement des espèces enracinées.
Elles sèment et essaiment le monde en le mettant en mouvement, en silence, sans tapage ni orgueil, gratuitement en le brassant et en l’embrassant… 
Démasquées."
Olivier Darné
   
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