/…/
  
»Une réalité qui n’a plus rien à voir avec celle qui présidait au moment de la construction de l’échangeur ?
Marc Armengaud Pour répondre à cette question, je veux juste revenir brièvement sur l’origine de mon intérêt pour ce site : de 2010 à 2016 notre agence AWP a été en charge de la constitution du Plan-guide des espaces publics du quartier de La Défense. Une commande qui nous a amené à créer un « Défense Atelier Métropolitain » où nous avions invité des écoles d’architecture, d’urbanisme mais aussi d’art, canadiennes, américaines, allemandes, françaises, à venir explorer le site. Et ce qui est apparu très évident à la suite de ce travail, c’est que le sujet de l’urbanisme de dalle, ce n’est pas la dalle en tant que telle, mais bien tout ce qu’il y a dessous.
Avec évidemment des contextes très divers en Ile-de-France où il existe plus de 400 dalles. Certaines sont industrielles, d’autres très résidentielles, mais toutes portent la marque commune, très prégnante dans la France de la fin des années soixante, de vouloir dégager l’espace public du stress de la voiture. C’est une idée qui flirte avec ce qu’on appelé l’urbanisme spatial, des idées très utopiques de mise en réseau de configurations sur différents niveaux : un peu un système de nuages, en fait.
Et donc, ces dalles qui ont l’air d’être du béton hostile, raide sont avant tout portées par une idéologie qui visait à favoriser des déplacements piétons et des mixités programmatiques.
Etienne Delprat C’est pour ça que si vous regardez au-delà de l’échangeur, la dalle de la Noue à Bagnolet est très intéressante. Parce qu’il y a eu dans ce quartier, le parti-pris de ne pas la démolir et de recréer de l’équipement dans des logiques de relocalisation de productions autour des projets de fabriques de territoire. Et, on a assisté progressivement à un réinvestissement des sous-sols comme espaces économiques d’artisanat à proximité de Paris. Un moment, et c’est ce que nous faisons avec YA +K aux Malassis à Bagnolet, ce qui est important c’est de définir comment on se réapproprie ces objets urbains qui sont un héritage réel, particulièrement en Seine-Saint-Denis.​​​​​​​
...ces dalles qui ont l’air d’être du béton hostile, raide sont avant tout portées par une idéologie qui visait à favoriser des déplacements piétons...

© Bruno Levy

»C’est là qu’intervient le « concept d’urbanisme intermédiaire » que défend et met en œuvre YA + K ?
Etienne Delprat  Face aux problématiques environnementales actuelles, notre idée, c’est effectivement de s’emparer de cet héritage de béton, d’en faire un autre ciment en le retravaillant à travers des pratiques, des micro-aménagement urbains. Que fait-on par exemple de la gare routière Eurolines, premier pôle de bus en Europe aujourd’hui fermé ? Et, en dessous de nous toujours, il y a la gare de bus de Gallieni qui est une place urbaine couverte exceptionnelle qu’on ne trouve pas ailleurs...
Yassine El Kherfih En fait, cet échangeur à l’entrée de Paris est une utopie qui n’est plus efficace en 2022. Ce qui n’enlève rien au fait qu’il reste exceptionnel avec ces quatre couches de bretelles où on se retrouve vite « lost », où on ne capte progressivement plus rien de ce qui se passe à l’extérieur. Seulement avec Eurolines qui est parti, les Mercuriales qui se vident et sont à vendre, la galerie commerciale Bel Est qui dépérit, c’est pour nous un monument urbain, qui à un moment donné, va finir par être un peu vide.
A nous, architectes et urbanistes, mais pas seulement, de réfléchir à quelles interventions on peut y mener. Tout simplement parce qu’au cours de ces 20 dernières années, l’échangeur est devenu un monstre urbain qui se vide de sa substance : les bretelles sont vides, les tours sont vides. En partant de ce constat, on se dit qu’il y a forcément des choses à faire dans les dix ans qui arrivent.
Etienne Delprat Oui, et toujours avec l’idée de ne pas être sur le « master-plan » mais sur de l’urbanisme tactique, de l’urbanisme intermédiaire. Pour nous, la question majeure autour de cet échangeur, c’est bien de repenser nos manières de fabriquer la ville en ayant les mains dans le cambouis : les architectes, les urbanistes comme les acteurs économiques et politiques. Une fois qu’on a dit ça, on en vient à forcément se poser la question de ce qu’on construit, de ce qu’on préserve ? Parce qu’on est aussi sur l’idée de réhabiliter un patrimoine en tenant compte des idées qui l’ont porté. Celles que vient d’exposer Marc Armengaud en particulier. Donc, est-ce que dire aujourd’hui, dans 20 ans à la place de cet échangeur, il n’y aura plus qu’un gigantesque parc, ce n’est pas un peu présomptueux ?​​​​​​​
...notre idée, c’est  de s’emparer de cet héritage de béton, d’en faire un autre ciment en le retravaillant à travers des pratiques, des micro-aménagement urbains...

© Bruno Levy

»Vous êtes d’accord avec ça Marc Armengaud ?  
Marc Armengaud Oui, et j’ai absolument envie de rebondir là-dessus en rappelant qu’il faut quand même se souvenir, qu’à l’origine, cet échangeur est un projet qui n’est pas fini. Sur le projet de départ, l’autoroute A3 qui arrive de la Seine-Saint-Denis est une pénétrante qui doit rentrer dans Paris et descendre jusqu’à la Seine... Et puis, à la dernière seconde, miracle, quelqu’un dans un bureau va hurler : « On arrête tout ! » Ce qui fait qu’au bout du compte la forme même de l’échangeur est un correctif de trajectoire, c’est-à-dire une boucle, une nouille avec un trou au milieu qu’il faut remplir. Et, le projet lauréat pour le remplir, ce n’est alors pas du tout un centre commercial. A la place du « Bel Est » actuel, il est prévu de mettre le Zénith. A la fin des années 1980, Jean Nouvel, l’architecte lauréat, imagine même de créer des façades avec des écrans donnant sur le périph’ et l’autoroute. Avec des automobilistes qui passeraient en regardant Gainsbourg répéter avec ses musiciens jamaïcains !
Etienne Delprat C’est vrai qu’à Bel Est, les petites surfaces ne fonctionnent pas, au contraire d’Auchan qui attire les familles de Seine-Saint-Denis. Une situation sur laquelle on peut sûrement agir : en étant aux portes de Paris, il y a l’enjeu de pouvoir relocaliser des activités en Seine-Saint-Denis, au moment où beaucoup de structures de l’économie sociale et solidaire sont en recherche permanente de locaux. Ce serait d’ailleurs une vitrine intéressante pour le 93.​​​​​​​
A la fin des années 1980, Jean Nouvel, l’architecte lauréat, imagine même de créer des façades avec des écrans donnant sur le périph’ et l’autoroute. Avec des automobilistes qui passeraient en regardant Gainsbourg répéter avec ses musiciens jamaïcains !

© Bruno Levy

»Au fil de la conversation entre vous, je vous vois, chacun, observer cet échangeur. Il capte votre regard. Si vous deviez intervenir dessus, là-maintenant, que faîtes-vous en premier ?
Etienne Delprat  Des choses très simples : regardez cette bretelle de béton qui va vers Bel Est pour commencer. Eh bien, on la végétalise et on pose en dessous un square un peu sympa...
Yassine El Kherfih Tout aussi simplement, vous voyez la passerelle piétonne où avancent ces deux personnes avec une valise rouge ? Eh bien, il y avait à cet emplacement un module qui était une ancienne crêperie laissée à l’abandon. Ce module, on l’a récupéré avec YA + K, remonté à La Noue pour en faire d’abord un atelier de réparation de vélos avant que cela ne devienne Madame Tourtes, qui est aujourd’hui devenu une référence de la street-food du 93. A tel point que les influenceurs qui font la réputation des spots de bouffe sont tous venus la voir et ça a participé à redynamiser le quartier. Avec de nouvelles structures commerciales qui se sont installées à côté.
Etienne Delprat  En fait, ce qu’il faut retenir de ces exemples, c’est comment on peut récréer une échelle de la pratique du quotidien dans un quartier, y mettre de la proximité. Ce qu’il faut aussi, c’est faire en sorte de remettre l’échelle du corps humain dans les programmes urbains. 
Marc Armengaud Concrètement, il y a plein de petits « pincements » urbains où nous pouvons intervenir, nous architectes, urbanistes, pour rétablir une continuité dans cette partie de la Seine-Saint-Denis avec des interventions qui ne nécessitent pas forcément des moyens extraordinaires. Par exemple pour raccorder le métro Gallieni à la Noue.
Et pourtant, devant un cas pratique comme celui-là, quasiment tous les étudiants de l’école d’architecture -Paris-Malaquais- où j’enseigne, vont te rajouter un téléphérique qui va de Paris au centre commercial, puis à la Noue et aux Malassis avant de redescendre. Pourtant, c’est une idée conne : on ne met pas en place un téléphérique, avec ce que ça coute, pour deux kilomètres.
Et puis revenons sur les Mercuriales, les tours conçues par l’architecte Serge Lana, qui sont belles et existent à l’échelle de la Métropole du Grand Paris. Si on revisite l’histoire, ces deux tours auraient dû avoir 20 petites sœurs... Mais, ça ne s’est jamais fait, et c’est ce qui fait d’ailleurs de ces deux tours Mercuriales, des monuments uniques ! Donc, résistons à l’idée de tout jeter, parce qu’on serait dans l’impasse. ​​​​​​​
…résistons à l’idée de tout jeter, parce qu’on serait dans l’impasse. ​​​​​​​

© Bruno Levy

»Continuons, un peu, à dérouler vos interventions sur l’échangeur...
Yassine El Kherfih Moi, ce que vois, de manière générale, c’est qu’on peut largement mieux faire que cette Porte de Bagnolet et éviter de reproduire des erreurs simples. J’ai, par exemple, l’expérience d’un échangeur en Chine avec trois périphs qui se croisent mais sont vachement mieux faits : bien peints, bien éclairés, avec plein d’échoppes de street-food. Et du coup, tu traverses presque l’échangeur tranquillement !
Marc Armengaud Oui, ici sur cet échangeur, tu fais le food-court du siècle ! En fait, c’est de l’énergie qui manque dans ces lieux. Il faut une fluidité de l’économie, une énergie qui fait oublier la forme architecturale et qui fait aussi que ce n’est pas toujours la faute de l’architecte. Encore une fois, si on gère mal, s’il n’y a pas assez de dynamisme, l’architecture ne fonctionne pas. Le problème, c’est que souvent les images brouillent les projets. L’opinion en arrive à dire : « Oh les tours, oh les dalles, c’est affreux, beuhh ! » Et, derrière, le politique choisit ses électeurs plutôt que l’architecte. Pour nous, c’est une croix à porter parce que les élus ne vont pas forcément écouter les discours où on essaye de leur expliquer : ne jetez pas forcément tout, il vaut mieux faire avec cet échangeur, dépasser ses défauts plutôt que de tout casser pour faire un autre projet avec juste un nouveau « truc » au gout du jour qui sera ringard avant même de l’avoir livré. L’exemple type, ce sont les Tours Duo de Jean Nouvel dans le 13e arrondissement de Paris qui ressemblent à des dessins qu’on voyait dans les mangas japonais il y a quinze ans.
Yassine El Kherfih Après, ce qu’il faut aussi vraiment prendre en considération sur cet échangeur de Bagnolet, c’est que c’est aujourd’hui l’endroit le plus pollué d’Europe : cette zone, c’est une cuvette où tout remonte vers les quartiers de la Noue et des Malassis. Ce qui pose une énorme question de santé publique qu’on doit vraiment mettre au centre dans la reconversion ou la transformation de l’échangeur.
Marc Armengaud Cette question de la santé publique, c’est effectivement une bombe. Qui fait tic-tac ! Très clairement, les gens ne pourront pas accepter les efforts qu’ils ont fait pendant la crise du Covid, si nous ne faisons pas derrière le réexamen de nos priorités sur la vie. Et l’architecture, l’urbanisme entrent évidemment en jeu dans ce débat.​​​​​​​
…c’est de l’énergie qui manque dans ces lieux.

© Bruno Levy

»Justement comment l’architecture et l’urbanisme peuvent-ils intervenir dans cette société post-covid ?
Etienne Delprat Pour moi, cette question de la santé publique, c’est, évidemment, d’abord et avant tout protéger les humains tout en devenant plus résilient. Comment on peut tester de nouvelles choses sans ce que cela ne coute forcément beaucoup d’énergie ou de matière. Je pense que c’est aussi une grande partie du débat sur lequel doivent, aujourd’hui, intervenir et réfléchir les architectes et les urbanistes.
Marc Armengaud Oui, surtout lorsque ce n’est absolument pas efficace de penser contre, tout simplement parce que ça ne mène nulle part. Cet échangeur de la Porte de Bagnolet, aujourd’hui, il est là et bien là, alors, arrêtons de dire et de répéter qu’il est la laideur incarnée et faisons-en quelque chose : une piste de bowling, un gigantesque jardin, une maternité... Plus sérieusement, je veux redire qu’il vaudrait mieux penser avec cet échangeur, prendre en compte ce qu’il apporte et peut apporter à cette partie de la Seine-Saint-Denis. Ne faire que le dénoncer, c’est de la démagogie. D’ailleurs, à ce sujet, je voudrais vous raconter une « anecdote » récente liée aux Mercuriales. En 2019, l’agence AWP est invitée à enseigner à l’Université d’Harvard aux États-Unis et on découvre qu’il n’y pas seulement à Harvard les trois départements d’enseignement -architecture, urbanisme et paysage-classiques comme partout, il y aussi « Real Estate », l’immobilier donc. La femme qui dirige ce département vient me voir en me disant qu’elle adore le projet que nous menons en Camargue. Un « truc » complètement barré où il est question de jachères du territoire, de lenteurs et où on est vraiment très éloigné des questions de rentabilité foncière. Et donc, cette responsable du département « Real Estate » d’Harvard poursuit en me disant : « C’est comme ça qu’il faut penser aujourd’hui. Si on veut à tout prix rentabiliser tous les étages de grandes tours au même moment, on n’y arrive pas. Vous avez raison, il faut ménager du vide, du temporaire, accepter de perdre du fric. Essayer dix projets avant d’en rentabiliser un... Et d’ailleurs, nous allons venir à Paris parce qu’on sait que « le » site qui va changer la Métropole, c’est les Mercuriales ! » C’est une histoire qui remonte à janvier 2020, une équipe d’Harvard avec des étudiants est même venue faire le tour du quartier en février 2020, a rencontré des gens actifs sur le quartier. Mais, ensuite, il y a eu la crise du Covid, le confinement et le monde a disparu !
Tout ça pour expliquer que Les Mercuriales, c’est une adresse mondiale en fait. Et le 93 regorge d’endroits comme ça...
…il faut ménager du vide, du temporaire, accepter de perdre du fric.

© Bruno Levy

»Ce que vous voulez dire aussi au-delà de cette histoire particulière, c’est qu’il faut regarder autrement la Seine-Saint-Denis et son urbanisme ?
Marc Armengaud Oui, il y a beaucoup de fantasmes et de conneries qui se superposent sur ce territoire. Je crois qu’il faut effectivement renouveler le regard porté sur certains quartiers urbains. D’ailleurs, je peux vous emmener en Suisse dans certains endroits de Genève où les appartements les plus chers sont dans des bâtiments comme ceux qui peuvent exister dans différents quartiers d’Ile-de-France ou de Seine-Saint-Denis. Donc, ce n’est même pas une question de béton de qualité qui pose problème, mais plutôt une question d’investissement culturel des quartiers. D’emplacement aussi. Et l’emplacement de l’échangeur de Bagnolet, il est fantastique ! C’est pour ça que je vois plutôt ce site de Bagnolet comme une puissance inhibée où des gens comme YA + K peuvent installer une table de mixage avec plus de « potards », plus de boutons de réglage.
Yassine El Kherfih Exactement. Pour nous, cet échangeur de la Porte de Bagnolet est un futur terrain de jeux. On va de plus en plus s’intéresser au projet de l’agglomération Est Ensemble de couvrir cet échangeur à l’horizon 2035. L’idée, c’est d’ouvrir ce site sur des expérimentations, sur de nouvelles formes de la ville. Et, nous, ce qu’on sait faire avec YA + K, c’est vraiment d’expérimenter des choses que les urbanistes, les architectes ne voient pas forcément en dessinant leurs plans.
Marc Armengaud En fait, le changement des regards portés sur cet échangeur, sur ce site de la Porte de Bagnolet ne doit pas venir du marketing, mais des pratiques. Il faut des gens qui tombent amoureux du truc. Une chose est sûre : si on ne fait que de l’acupuncture sur cet échangeur, la bête de béton nous dévorera. Mais, si on ne fait pas cette acupuncture, on ne saura pas que la bête peut évoluer... C’est pour ça qu’en observant depuis une heure cette bretelle où n’est descendue qu’une seule voiture, je me dis que cette voie de béton peut absolument tout faire, sauf ce qu’elle ne fait plus.
Et puis, plus je l’observe, plus je me dis que cet échangeur est très bien dessiné. C’est une belle raquette de tennis !
Etienne Delprat Justement, on descend un peu dans la raquette ?

Entretien réalisé par Frédéric Sugnot
…cet échangeur de la Porte de Bagnolet est un futur terrain de jeux.
Back to Top